Cette année, lors de la Journée mondiale de l’océan organisée en collaboration avec Ethic Ocean, début juin, Stéphane Décotterd, qui occupe le poste de vice-délégué de Relais & Châteaux pour la Suisse, se sentait concerné par le thème de la saisonnalité. Il a choisi d’inviter à la Maison Décotterd, à l’Ecole de management hôtelier de Glion, deux autres chefs pour un repas à six mains servi à 40 personnes sur le thème des poissons de nos lacs. Au sein de Relais & Châteaux, il estime que les chefs étoilés peuvent influencer les hôteliers et les chefs d’hôtels. Afin qu’ils ne proposent par exemple pas un filet de bar avec sa ratatouille, en plein hiver dans un établissement de montagne.

L’occasion de parler de ces thématiques actuelles de la cuisine éthique du poisson avec les trois chefs Stéphane Décotterd, Franck Derouet, du Clos des Sens à Annecy, et Guy Ravet, au Grand Hôtel du Lac à Vevey. [RELATED]

Du brochet au printemps et pas pendant les mois chauds
Stéphane Décotterd explique qu’il collabore avec plusieurs pêcheurs du lac Léman, afin de se calquer sur leurs cycles. Le chef sert du brochet au printemps et arrête durant les mois chauds. Il préfère ne pas servir de perche l’été et la cuisiner en automne, quand les pêcheurs n’ont plus le droit de capturer la féra et l’omble. «L’automne, les clients attendent la saison de la chasse, on peut les surprendre aussi avec de la perche, il faut changer leurs habitudes.» Ce printemps, il proposait des écrevisses: «Un collègue m’en a parlé, elles viennent du lac de Joux, j’ai demandé à Jean-Daniel Meylan de mettre des nasses.

Stéphane Décotterd admire depuis longtemps le travail sur la dimension lacustre du Clos des Sens, à Annecy. Il tenait à partager ce repas avec cette prestigieuse maison en quête comme lui d’ultra localité dans les produits. Franck Derouet au Clos des Sens, à Annecy, s’appuie sur la proximité des lacs du Bourget, d’Annecy et du Léman pour valoriser ce patrimoine culinaire savoyard et haut-savoyard en parallèle au travail profond sur le végétal.

«Il y a de moins en moins de pêcheurs professionnels sur nos lacs, ils peinent à vivre de leur métier. Nous pouvons présenter une pêche du matin à nos clients.» Avec son codirecteur, le sommelier Thomas Lorival, ils viennent de faire réaliser sur mesure par des artisans d’art un guéridon qui permet de trancher et d’assaisonner le poisson devant le client, tout en lui expliquant le mode de vie de leurs pêcheurs Vincent Coly et Emmanuel Clerc: «Ils régulent par eux-mêmes leurs pêches et exercent un travail dangereux menacé par des espèces invasives et la surpêche.» Pendant la fermeture de la pêche des salmonidés, entre le 15 octobre et le 15 janvier, le chef s’adapte et réduit le spectre des espèces, le temps de laisser la nature reprendre son cours. Il procède également au fumage de la féra, traitée au sel et servie en été.

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En hiver, le chef de la Maison Décotterd collabore aussi avec des piscicultures comme celle de Cornaux, à Chamby, où il commande des truites et des ombles qui se retrouvent en cuisine seulement deux heures après avoir été pêchées et abattues. Stéphane Décotterd pense que les chefs ne parlent pas assez des élevages de poisson: «Alors qu’on ne mange que de la viande d’élevage, la génération de mes parents consommait du poisson une fois par année, si on en veut tout le temps, on ne doit pas penser que l’on peut manger du poisson sauvage en permanence.»

On ne doit pas penser que l'on peut manger du poisson sauvage à volonté.
Stéphane Décotterd, Chef de la Maison Décotterd et vice-délégué R&C Suisse

Dans ce même état d’esprit, il tenait à la présence de Guy Ravet, nouveau chef exécutif du Grand Hôtel du Lac, à Vevey, qui a présenté sa vision dorénavant centrée sur les poissons d’élevage en aquaculture locale. «Quand je travaillais encore avec mon papa Bernard à l’Ermitage, à Vufflens-le-Château, on se rendait compte qu’il devenait difficile d’obtenir régulièrement des poissons du lac comme de l’omble ou de la féra.» Guy Ravet découvre la pisciculture de l’Isle avec leurs truites, puis déguste l’omble de Bremgarten, en Argovie, et le sandre des Alpes, élevé en Valais. «Nous avons sourcé de nombreux éleveurs; avec eux, on obtient des produits très qualitatifs, locaux et qui font plus de sens que du poisson sauvage lointain, on peut ainsi plus facilement suivre la demande de la clientèle.» Il travaille désormais exclusivement avec des élevages et quelques perches du lac. L’ONG Ethic Ocean salue cette démarche assez unique et cohérente de travailler avec des élevages locaux.

Des bourgeons de sapin d'ici, une guédille de là-bas
Pour ce repas à six mains, Stéphane Décotterd a laissé ses collègues choisir les poissons qu’ils cuisinaient avant d’opter pour un plat d’écrevisse qui raconte une histoire. Celle des forêts de sapins de la Vallée de Joux, à travers les bourgeons de sapin, accompagnés des premiers petits pois de l’année. Il ajoute une guédille, la version québécoise du lobster roll, cela raconte ses trois ans passés au Canada. Des écrevisses bien croquantes présentées comme un kaléidoscope avec cette petite bouchée plus régressive et fantaisiste de guédille, le tout surplombé d’herbes sauvages. Autant de bouchées de forêt lacustre.


Les invités

Vevey et Annecy, cuisines du lac

Guy Ravet a proposé, lors du repas sur le thème des poissons de nos lacs, de fines tranches d’omble de fontaine de Bremgarten marinées aux zestes de combawa, qu’il dresse en un joli cercle coloré, avec du quinoa entre les couches de poisson, puis du concombre et du gingembre vivifiant. Ce poisson au goût subtil s’adapte très bien à la dimension exotique qui l’accompagne.

Pour Guy Ravet, rejoindre le Grand Hôtel du Lac en début de cette année lui permet d’apprécier la complexité des opérations d’un cinq étoiles. Le président des Grandes Tables de Suisse s’occupe de la bonne marche de trois restaurants: Emotions, l’espace gastronomique de 20 couverts, Esprit, une brasserie de 25 couverts, ainsi que le Buddha-Bar Beach, avec 60 places assises et 30 places lounge.

Franck Derouet a servi lors du repas à six mains un plat brut qui reste longtemps dans la mémoire. Un moelleux de féra du Léman, accompagné d’un curry végétal à la couleur verte et d’un jus de pomme de Savoie réhaussé au gingembre. Le sommelier Thomas Lorival, qui réfléchit à accorder chaque plat avec un jus, avoue avoir eu du fil à retordre avec la féra à la chair délicate...

Le travail sur la cuisson du poisson impressionne: «Il s’agit plutôt d’une montée délicate en température. Huilé, il passe sous des lampes infrarouges, puis sur une grille parisienne utilisée par les sauciers, suspendue en hauteur à 60 centimètres.» La longueur en bouche du plat séduit. Au terme d’une succession préparée depuis trois ans, Franck Derouet et Thomas Lorival viennent de reprendre en janvier le Clos des Sens de Laurent Petit et son épouse Martine, avec qui ils collaboraient depuis longtemps. Ils dirigent une équipe de 37 salariés comprenant le restaurant de 33 couverts et une partie hôtelière de onze chambres.