La présence, hier, de Cyril Aouizerate lors du premier jour du Hospitality Summit ne peut laisser indifférent. Tant ce philosophe de formation devenu entrepreneur compte désormais parmi les libres penseurs et faiseurs du monde de l’hôtellerie les plus observés. A travers son concept qu’il définit comme humain, imparfait, en expérimentation constante, libre, persévérant et inclusif. «Avec mes frères et sœurs hôteliers, on doit à la fois porter un regard critique sur le monde tout en assurant un équilibre comptable, une rentabilité. On peut réparer la fuite, pas le monde. Mais assurer à notre échelle un acte de présence. Il vaudrait mieux que je ne fasse rien, que j’arrête tout, mais je reste un être humain.» Quand il engage quelqu’un, il défend l'idée que certaines merveilles ne rentrent pas dans des cases et donc ne regarde pas les CV de ses collaborateurs: «J’ai envie qu’ils me parlent de leur grand-père, de ressentir leurs émotions.» Pour Cyril Aouizerate, la fonction d’hôtelier devrait se rapprocher de la figure biblique d’Abraham: «Celui qui accueille l’étranger tôt le matin, le maître fondateur du questionnement à propos de l’hospitalité.» 

Il veut rester ému et transmettre cela à toutes ses équipes afin que, parmi tous les établissements du monde, un voyageur choisisse le sien: «Il entend parler de nous, nous trouve, accepte de donner son code de carte bleue. Il faut toujours considérer cela comme un miracle.» Quand, à son tour, il parcourt le monde, il aime ceux qui partagent leurs lubies sincèrement: «Qu’il s’agisse de patates, de vins, de luminaires ou de littérature.» Sur certains points, il ne fera jamais de concessions, même s’il perd des points de classification dans des règlements datant de l’après-guerre: «Je n’installerai jamais de télévision, je ne veux pas d’écran noir pourri horrible. Même dans une chambre à 700 euros. Par contre, je tiens à installer une borne wifi par chambre, alors qu’on en trouve une pour 20 chambres dans les hôtels traditionnels.»  [IMG 2]

«Les logiciels prennent trop de pouvoir»
Fidèle à son slogan «clivant mais populaire», il aime pousser la provocation loin en disant qu’en 1500 ans, l’hôtellerie n’a pas beaucoup évolué et qu’elle permet moins de révolutions que celle préconisée par beaucoup de petits artisans: «Car le ticket d’entrée demeure très cher. Les immeubles restent en main des dominants qui détestent le changement et veulent obtenir des rendements très hauts.» Il remercie Airbnb, qui a permis de réveiller le système, et oblige les hôteliers à se battre, même s’il reconnaît aussi que cela peut devenir un piège sociétal irrespectueux de certaines règles. Il ne croit pas tellement à l’enseignement de la notion d’hos­pitalité dans des grandes écoles internationales; «les logiciels prennent trop de pouvoir». Lui vient de l’école philosophique de la French Theory, mais aujourd’hui, il critique leur emprisonnement dans la pensée de Martin Heidegger: «Un mauvais cocktail de nihilisme et de finitude du monde. Je préfère découdre que déconstruire.» Il reste lecteur des philosophes de l’école de Francfort comme Max Horkheimer ou Theodor Adorno, fidèles aux choix à faire, à la dénonciation de certains pouvoirs ou aux notions de morale et de sensibilité chez Vladimir Jankélévitch. Mais aujourd’hui, il trouve plus de réconfort chez des romanciers qui parlent à son âme comme Aharon Appelfeld,  Isaac Bashevis Singer ou  Akira Mizubayashi.

Zurich: une ville très attractive

Cyril Aouizerate regarde attentivement ce qui se passe à Zurich. Il comprend l'intérêt de Mama Shelter qui va y ouvrir un établissement, même s'il ne fait plus partie de son développement. Mob Hotels pourrait aussi y trouver sa place, s'il y trouve un terrain, des partenaires et des investisseurs locaux. «A l'échelle européenne, cette ville propose un dosage savant entre la nature, la culture, des investissements industriels et artisanaux à bonne échelle. Elle figure parmi celles où il fait bon vivre, aimée par les jeunes et sans trop de bruit et de violence.» Il y loue sa dimension comme sa pression démographique viable.  

Pour son nouveau projet en construction à Bordeaux sur 18 mois autour d’anciennes halles à grains, il proposera 5000 mètres carrés de jardin pour 4000 mètres carrés de construction. Il vise l’indépendance énergétique par sa collaboration avec Enercoop, qui regroupe 100 producteurs dans l’hydraulique, le solaire, l’éolien et la biomasse. Il veut pousser encore plus loin le concept avec Terre Mob afin de sanctuariser des hectares ruraux et forestiers autour d’élevage de vaches et de production de fromage de chèvre. «Une hôtellerie rurale pédagogique qui protège le vivant de l’inévitable pression immobilière...»

Cyril Aouizerate raconte comment MOB, un petit restaurant végan et communautaire de Brooklyn, va devenir en 2017, au moment où il quitte Mama Shelter dont il fut l’un des fondateurs, un concept hôtelier plus large. En misant sur une centaine de chambres, ancrées dans des zones urbaines un peu à l’écart. «Des petits quartiers, des micro-organismes» comme les Puces de Saint-Ouen, à Paris, ou la Confluence, à Lyon. «Il s’agissait pour moi d’apporter une réponse hôtelière nuancée à toutes sortes de problématiques exprimant la fin d’un cycle, comme le dérèglement climatique, l’ultra-productivisme, la surchauffe sociale. Tous ces défis lancés à la notion de peuple.» Il aime relativiser son influence, mais continue pourtant à travailler avec des partenaires influents comme l’homme d’affaires Michel Reybier ou le designer Philippe Starck. «A 
20 ans, fils d’ouvrier typographe, je croyais au militantisme historique de la gauche, mais mes copains de l’époque se sont transformés en bureaucrates, alors que des industriels, des financiers m’ouvrent les yeux sur une possibilité de rééquilibrer les enjeux.» 

Au Mob House, trois espaces en un
Il sait aussi ce qu’il ne veut pas faire, ce qui l’exaspère: «On doit se garder des réponses caricaturales, je ne vois pas l’intérêt de construire de magnifiques pavillons en bois au Cap Ferret accessibles seulement à partir de 2500 euros. Ou proposer des berlingots de douche en plastique dans des chambres à 2000 euros.» Depuis cette année, MOB produit ses propres shampoings à côté de Bordeaux, certifiés bio. «Cela demande trois ans de réflexion et ensuite, on doit aussi expliquer au client que sans pétrole dans le cuir chevelu, le démêlage se fait autrement.» 
Quand il réfléchit à un projet dans la ville de Saint-Ouen, il sait qu’elle abrite 60% de logements sociaux: «Donc, on a commencé à construire le plus grand jardin privé du coin avec 2000 mètres carrés.» Au Mob House, ouvert en janvier aussi à Saint-Ouen, il défend son idée de trois espaces en un avec lit, bureau et salle de réunion. Il aime décrire les matières qui l’entourent: du bois, de l’argile, de la paille, de la céramique: «Une tête de lit en paille de riz qui forme un tatami reste une matière vivante qui donne des informations au cerveau, qui ne lui est pas hostile.» Comme le creux d'une vague, la longue conversation s'arrête ainsi.

[RELATED]