Comme 30 millions d’autres touristes par année, un voyage à Venise nous semble nécessaire. Et pourtant, la masse de consommateurs de beauté agglutinée entre le pont des Soupirs, qui n’aura jamais si bien porté son nom, et la place Saint-Marc nous effraie. Lundi 26 octobre, l’ambiance change. Quelque chose semble en suspension. Vite, on échange nos chaussures trouées contre des bottes de pluie que s’empresse de sortir de la réserve une vendeuse moldave affable. L’eau commence à monter. Le vacarme de la contemplation béate diminue. Il reste un relent ludique où certains semblent confondre la Sérénissime et son effigie de carton-pâte d’Epcot, en Floride. On rentre à l’Accademia contempler l’exposition sur les ténèbres dorées du jeune Tintoret. Progressivement, des nappes d’eau apparaissent sous les magistrales portes de bois finalement perméables. Un jeune Sénégalais souriant nous prévient que le musée devra exceptionnellement fermer ses accès en urgence. Certains touristes croient en une plaisanterie, alors que seule leur attitude nonchalante face à ces trésors soudain en péril relève de la plaisanterie. Les placides flaques d’eau se transforment en rivière putride. L’affolement commence, les rues se vident, les aspirateurs, les barrières de fortune se multiplient. L’eau dépasse les bottes moldaves, s’infiltre partout. De justesse, on revient à l’Hôtel Casa Nova, le réceptionniste hagard contemple les dégâts. On trouve refuge dans notre chambre Rocco, les chaînes d’information multiplient les images d’une Venise débordée.
Le soir, on ressort, peu de lieux publics ouverts, une basilique Saint-Marc surgissant des profondeurs, des sirènes crient, une ambiance digne de scènes de guerre avec ce calme inquiétant que donne l’eau et les ponts. Venise rendue à sa sauvagerie. On parvient à se frayer un chemin jusqu’à la Fenice. A peine vingt personnes assisteront à Beethoven par le trio de Parma qui rend hommage aux personnes sinistrées. En ressortant, l’estomac crie, on trouve une pizzeria médiocre, seul embryon de commerce exploité. En rentrant, on se perd dans une mare de plus en plus profonde. On prend des risques bêtement.
Le lendemain matin, tout semble rentré dans l’ordre. Les 156 centimètres d’eau d’hier en font le cinquième plus important épisode d’Acqua alta de l’Histoire. Quelle conséquence en tirer? On visite la Biennale d’architecture qui dit son besoin de «Free Space». Admire la façon dont les commissaires Yvonne Farrel et Shelly McNamara laissent entrer la lumière du jour dans l’Arsenal à l’inverse de toutes les boîtes noires qui pullulent dans le monde de l’art contemporain. Elles voulaient retrouver ce sentiment de pouvoir pénétrer dans n’importe quelle église vénitienne pour oublier le temps. Les catastrophes naturelles permettent de réfléchir à notre propension à consommer. Elles forcent à ralentir. Gageons que le tourisme de masse à Venise suive le même chemin.