Au début des années quatre-vingt, un jeune américain débarque à Leysin, loue des skis et monte au sommet de la Berneuse. Il est originaire de la région des grands lacs. Passionné de littérature et de musique, il visite la Suisse, pays d’origine d’un de ses parents. Jusque-là rien d’exceptionnel, un jeune américain atterrit à Leysin comme bien d’autres. L’histoire m’interpelle ici : ce garçon arrive en fin de matinée et, en lieu et place de chausser ses skis, il s’assied à l’écart du bâtiment d’arrivée des remontées mécaniques. Subjugué, il admire le paysage. Il trouve le spectacle si remarquable qu’il ne skie que pour descendre une fois les installations fermées. Il admire et se remplit des ombres changeantes, de la lumière qui sans cesse se modifie. Il ne sait pas qu’il contemple les paysages de La Nouvelle Héloïse, que sous ses yeux se dressent les montagnes inaccessibles qui obligeront Obermann, le héros de Senancour à battre en retraite. Il ne sait pas que le grand poème des Alpes de De Haller fut composé un peu plus bas à Bex; que les montagnes qu’il contemple ont été peintes par Turner, Hodler, Vallotton, Kokoschka. Il ne sait pas que Panaït Istrati a été soigné là, qu’une correspondance avec Romain Rolland en témoigne, que Camus a contemplé ce même paysage. Mais qui sait cela? Qui se souvient de toute cela dans un regard?
A observer longtemps on prend conscience du lieu où l’on se trouve. Petit à petit, on intègre le fait que le regard est en mouvement. Qu’il se porte sur et qu’il revient vers nous. Cet aller-retour, ce regardant regardé, c’est exactement la naissance d’une conscience paysagère – ce qui fait paysage. Les mots pour dire ce que l’on observe, la capacité de représenter ce que l’on voit et la faculté de transformer le lieu. Ce que le philosophe Augustin Berque pose comme préalables pour qualifier une conscience paysagère. Sous les yeux de mon ami Duff Gyr, en fait l’histoire du paysage s’étale. Quelque chose d’imperceptible et pourtant de très fort l’a saisi. Le premier tableau représentant un décor réel est exposé au musée d’arts et d’histoire de Genève, la célèbre «pêche miraculeuse» de Konrad Witz, presque visible à l’horizon. Dans le monde du tourisme, on considère nos paysages comme une valeur sûre. On reconnaît leur pouvoir d’attraction. On table sur les images pour vendre un exotisme romantique. Ah les Alpes! Merci De Haller! Pourtant, au gré de mes récentes pérégrinations, je me demande si la notion du regardant-regardé fonctionne vraiment?
On habite un pays dans lequel le droit à la vue n’est pas inscrit comme un principe ou comme frein au développement. L’intérêt économique prime. On délègue à l’Office fédéral de l’environnement la tâche de dresser un inventaire des paysages. Mais qu’est-ce qui fait paysage aujourd’hui? Celui que l’on vend, celui que l’on promeut, celui que l’on transforme, celui que l’on protège? Et pour quelles valeurs? Une valeur esthétique, historique, sociale? Que fige-t-on quand on protège et que pense-t-on pouvoir réellement figer ?
Il y a plus de vingt ans, sur un sommet qui jouxte celui de la Berneuse, nous avions proposé aux autorités de transformer un restaurant de montagne, alors abandonné, en observatoire du paysage. L’idée était de tisser des liens avec des centres de recherches, des universités, d’ausculter des domaines aussi variés que la botanique, la géologie, la géographie, l’aménagement du territoire, l’histoire de l’art, la sociologie et le monde vivant de la création artistique. D’y aménager une bibliothèque, d’y produire des rencontres d’artistes. Un centre unique où la réflexion, la recherche et la création contemporaine se croiseraient. Un laboratoire de la diversité touristique. D’autres intérêts ont prévalu, aujourd’hui on balise un parcours de promenades hivernales jusqu’à ce point haut où l’on sert des fondues – c’est aussi une forme d’observatoire…
Révisons nos utopies: trois cents mètres plus bas, un des plus beaux vestiges du tourisme du XXe siècle tombe en ruine, l’ancien hôtel, puis sanatorium des Chamois. Six étages à réaménager en chambres d’hôtes, en ateliers de création, en bibliothèque, restaurants, bars, scènes de théâtre et de musique, une véritable aubaine pour marquer une volonté de diversification. Coût de l’aventure : une télécabine, ou à peu près… Mais gageons que le monde du tourisme choisira toujours la télécabine ou la ruine! A moins d’un sursaut, d’un miracle et du souvenir de Duff Gyr assis au sommet de la Berneuse.