Marrakech, lundi de Pâques 2022, sous mes yeux, l’Atlas s’étend à perte de vue. Pour une fois, je ne suis pas en cabane perdu dans les Alpes. Le manteau neigeux trop fragile m’inspire la prudence, et d’autres cieux m’attirent pour passer le renouveau pascal. Comme beaucoup, je participe au grand mouvement du tourisme mondial. En décollant de Genève Aéroport, deux pensées me traversent: ces prochains jours, je ne ressentirai pas le shame ski, phénomène soit-disant nouveau qui voit toute une génération boycotter les sports d’hiver au motif de leur impact sur l’environnement, et je dois compenser le carbone de mon vol pour le Maroc – avec toutefois une mauvaise conscience persistante, rapport à mon bilan personnel…
Janvier 2019, Michel Houellebecq publie Sérotonine, un des plus grands romans sur la déprime, la complexité des relations amoureuses, la solitude de certains hommes et une critique du citadin bobo écolo. Le héros de ces pages, Florent-Claude Labrouste, quitte sa compagne japonaise, experte en relations sexuelles, son travail au ministère de l’agriculture et décide de disparaître. La première étape de cette disparition prendra pour cadre un hôtel Mercure parisien où les contacts humains sont pratiquement nuls. Ce roman vendu à près d’un million d’exemplaires sera une des grandes ventes des années Covid, un incontournable de la littérature. L’ironie et le fatalisme grinçant de Houellebecq déclencheront la guerre des pros et des antis, comme inévitablement lors de l’éclosion d’un tel phénomène. Peu après la sortie de Sérotonine, un autre volume fera sensation, Yoga d’Emmanuel Carrère. Il s’agit là d’un récit autobiographique dans lequel l’auteur expose avec virtuosité sa descente aux enfers, sa bipolarité et ses crises de dépression.
Ce qui me frappe dans ces deux succès littéraires, c’est leur concomitance avec l’une des périodes les plus déprimantes qu’il m’ait été donné de vivre, je veux dire les années Covid dans lesquelles les restrictions, les interdits ont bouleversé le monde du tourisme et des arts. Au cours de ces deux dernières années, chacun à sa manière s’est armé comme il l’a pu pour faire contre mauvaise fortune bonne figure. La plupart d’entre nous sommes ressortis ébranlés, changés, bouleversés, fragilisés par cette traversée d’un temps science-fictionnel. Et comme si cela ne suffisait pas, à l’instant même où le monde retient son souffle, espère un retour sensé à une normale empreinte de plus de valeurs universelles, les images d’Ukraine nous tombent dessus, le bruit des bombes ne s’estompe pas avec la distance et il nous abasourdit. Passé ce cap, plus de mot. Juste ma conscience en alerte perpétuelle qui tente de trouver un sens aux actes. Ironie du calendrier, ce 14 avril, Titus Plattner, Paul Ronga et Mathieu Rudaz nous informent dans les colonnes du quotidien 24heures dans un article qui porte le sous-titre Virage écologique raté? «Genève Aéroport connaît une forte fréquentation ce week-end de Pâques.»
On y attendait près de 48 000 passagers et passagères vendredi, 50 000 samedi et encore 50 000 ce dimanche, selon le porte-parole de l’aéroport, Ignace Jeannerat. C’est 80 à 85% du trafic de 2019 à la même période, précise-t-il. (…) «L’espoir d’une prise de conscience écologique suite à la pandémie, avec de plus en plus de personnes prêtes à renoncer à prendre l’avion, semble douché.» (…) C’est circulez, il n’y a rien à voir… Et de Marrakech où l’écho des bombes me suit, je me demande comment faire pour oublier le fracas du monde?
Pierre Starobinski est créateur de livres et commissaire d'expositions. Il fut directeur de l’Office du tourisme de Leysin de 1989 à 1996 et président de l’Association touristique des Alpes vaudoises de 1993 à 1996.