André Manoukian ressort de son concert, comme un boxeur, en chemise noire, élégante, échancrée. Il se prête volontiers au jeu des selfies dans un cadre familial de fidèles. On recherchait une personnalité qui symbolise la lenteur, le recul, le décalage sans surcharge académique. Un mage, le contraire d’un vendeur. Mais quelqu’un qui parle au plus grand nombre, qui permet le dépassement. Alors on a revu des pianos à queues voler dans le ciel de Chamonix, il y a dix ans pour les débuts de son Cosmo Jazz Festival. Le compositeur, pianiste et homme de télévision André Manoukian a convaincu le Chamonix de son enfance, station, attirant la crème des alpinistes, d’ouvrir la fin du mois de juillet à des mélomanes. Puis il a découvert la vallée du Trient, les Suisses, et leur a proposé son concept de concerts en altitude où, à tout moment, la nature peut reprendre le pouvoir sur le jazz et les musiques du monde. Il occupe une station montagnarde comme un plateau de télévision à forte audience, la gouaille é­ro­tisée, la voix éraillée. Il s’impose à la Nouvelle Star comme au sommet du glacier d’Argentière. [IMG 2]

André Manoukian, pourquoi le projet Barrage volant, au vieux Emosson, en Valais, avec votre quartet et la compagnie de danse Neo peut se considérer comme une expérience de slow tourisme?
On y vient à pied. On peut considérer, comme une récompense, ses sons qui arrivent à nous au bout d’une randonnée de plus d’une heure et demie. En plus, on ne voit aucune voiture à l’horizon, dans cet extraordinaire paysage à 2400 mètres d’altitude, avec ce mur de béton lisse, moderne.

Lent même si cela attire une foule considérable de près de 2500 personnes…
Un grand rassemblement autour de l’harmonie. Je suis fier que cela fonctionne des deux côtés de la frontière et réunisse des Suisses et des Français. La musique comme une des dernières religions.

Et la musique comme plus-value touristique…
Comme humanité. Le philosophe Gilles Deleuze explique que contrairement à la philosophie qui crée des concepts, la musique crée des affects. Elle transforme physiquement le corps, comme la randonnée, le plein air. Elle permet de verbaliser ses sentiments.

En quoi votre Cosmo Jazz se distingue-t-il du reste de l’offre culturelle?
Nous remettons la nature au cœur du concert. Les instruments de musique l’intè­grent, surgissent. Et cela rejoint la façon première de jouer des sorciers. Leur instinct chamanique avec ces chants spirituels de nos 124 choristes qui se perdent dans les rochers.Tous nos évènements restent gratuits.

On peut programmer quelle musique au sommet des montagnes?
Celles qui planent, qui partent du souffle, qui n’oublient pas leurs racines ethniques. Quand Hervé Gourdikian joue du doudouk arménien, on comprend qu’il s’agit de l’instrument qui se rapproche le plus de la voix humaine.

Et à partir de là, vous pouvez imager?
Le sacré, ce décor formidable. Le sucré, notre sensualité. Une mezzo-soprano qui se mêle à notre jazz d’extrême gauche, des danseurs acrobates de l’extrême sur un barrage.

Votre musique évolue en pensant à ce lieu…
Je n’écrirai jamais comme ça pour un autre espace. On joue habituellement dans des espaces confinés, le public dans le noir, nous dans la lumière, alors qu’ici tout le monde se mêle à la nature, se met où il veut. Dans ce paysage, je peux laisser aller mon cœur et beaucoup moins penser à la technique.

Et citer Duke Ellington…
Il disait qu’il n’existe pas de musique classique ou de jazz. Mais de la bonne ou de la mauvaise musique. Les ba­roqueux, Mozart qui s’inspire de Scarlatti, voilà d’où nous venons, nous les improvisateurs.

Vous distinguez deux types de musique…
Apollinienne l’ordre, la mesure, la maîtrise de soi. Et dionysiaque vaste, erratique, insaisissable, sensitive, inspirée, fou­gueuse, animale. Aujourd’hui on a navigué entre les deux sans jamais oublier la pulsation.

Et si vous deviez demander à un cinéaste d’immortaliser ce concert…
L’Américain Terence Malick, le cinéaste de la nature.

Informations et prochaines dates de concerts: cosmojazzfestival.com


Taches de couleurs sur rochers

Dimanche matin, arrivée vers 9h30 à Finhaut, dans le petit train à crémaillère, une voix enregistrée vante chaque recoin de la vertigineuse vallée. «Elle sait vendre son pays», commente un voisin. A la gare, panique. Le flot de randonneurs mélomanes se déverse. Une employée de l’Office de tourisme explique que des voitures restent bloquées au sommet du barrage. Personne ne passe. On monte finalement dans une navette. Un flot de voitures redescend du barrage.

L’expérience de gestion de la circulation de l’accueil du Tour de France en 2016 ne suffit pas. Beaucoup de véhicules restent stationnés le long de la route. Finalement on arrive à Emosson. De là, plus d’une heure d’une très belle marche par-dessus un premier barrage, un lac, un pierrier fleuri qui grimpe.

Manoukian par Pascal May, président de la commune de Finhaut. La marche permet de faire connaissance avec d’avides randonneurs français et de tenter de suivre leurs pas. Ils se souviennent d’un concert du saxophoniste Guillaume Perret en 2015, dans le même coin, avec une audience plus confidentielle. L’utopie du récital à venir, comme une carotte, clef de sol au bout du chemin. Arrivé au sommet, de multiples taches de couleurs sur les rochers, un public massif de 2500 personnes, mais parsemé. Une écoute à la hauteur du lieu, un public intergénérationnel, quelques chiens quelque peu surpris par les sons orientaux.  Au retour on retrouve nos compagnons de marche, leur fait découvrir une Petite Arvine de Gérald Besse, dans un restaurant de montagne. Un équilibre minéral que le randonneur qualifie d'œnojazzologie.  aca

Cet article a été publié dans le cadre de notre édition estivale spéciale du 25 juillet 2019 sur le slow tourisme.