«Où va le blanc quand la neige fond?» On attribue à Shakespeare cette merveilleuse et subtile question. L’a-t-il vraiment formulée? Elle me vient à l’esprit alors que l’on me demande de parler de neige et de montagne à un groupe de jeunes Israéliens et Palestiniens invités par l’association Coexistence à l’Hospice du Grand-Saint-Bernard. Où va le blanc? Le blanc comme un drapeau d’espoir, de paix ou de neutralité.

En écho, je fais remonter les premiers souvenirs des hivers de mon enfance, de ma relation à cette matière qui transforme en une nuit les paysages en silence. Je vais chercher au fond de moi les sensations éprouvées gamin. Je convoque les images du spectacle originel de la neige. C’est d’abord l’émerveillement devant la danse des flocons observée de l’intérieur d’un appartement confortablement chauffé. Les rues de Genève brusquement silencieuses, la vie ralentie par la matière cristalline. Ma mère qui sort des cartons les bottes fourrées, les gants, les caleçons longs et les cagoules que mes frères et moi détestions. Suivent les sensations: la température, un froid piquant, la lumière éblouissante quand le soleil revient. Puis les jeux, la perception de la matière, les glissades, les parties de luge qui transforment le talus d’un jardin public en pente vertigineuse, les concours de vitesse et de distance – allez, qui va le plus loin… Tous les enfants du quartier réunis autour d’une Davos en bois grinçante aux patins rouillés: Massimo, Tatino, Louis, Xavier. Puis les batailles de boules de neige et la carotte plantée au centre de la tête du bonhomme, deux boutons de culotte pour faire les yeux. En langage inuit, on dit katarkartanaq pour la neige croustillante, masaq pour la neige mouillée qui tombe, naterovaq pour la neige sèche apportée par le vent. Cinquante-deux mots qualifient la neige… Nous n’en avons que deux ou trois. Les enfants découvrent très vite qu’il est inutile de tenter de faire une boule avec de la neige très sèche, que les bottes en caoutchouc glissent à merveille sur une surface un peu mouillée et qu’il faut se méfier de la kavisilaq, la neige glacée durcie par la pluie. A huit ans, j’ai reçu mes premiers skis en bois (des Authier bleu-ciel) et une paire de chaussures en cuir noir avec des boucles métalliques. J’avoue que j’aime le ski plus que de raison – glisser, ressentir cette sensation particulière que les sports de vertige procurent me fait penser à Icare – transgresser pour monter et tenter d’éviter la chute. Petit à petit, j’ai appris à reconnaitre la neige soufflée, la neige mouillée, le givre et le grésil. Aujourd’hui encore, je parfais mon vocabulaire blanc.

Qu’ai-je à dire à des enfants de la mer, du désert et des ruines sur la neige et sur l’hiver ? Que puis-je leur faire partager d’essentiel qu’ils ne perçoivent de façon instinctive ? Chez eux, la force des vagues qui se succèdent et viennent mourir sur les plages hypnotise. L’océan chante une mélopée exotique et douce que j’aime et que je sais toujours étrangère. Expliquer le roulis, savoir choisir la bonne vague, sentir le courant sont des exercices que les marins tentent parfois. Aux novices qui comme moi n’ont pas grandi dans l’écume et le sel, il faudra des prédispositions particulières pour comprendre ce qui pousse la vague et comment barrer l’embarcation.

J’écris ces lignes au printemps 2020. Pas un flocon n’est tombé sur le jardin de mon enfance. Je n’ai pas déblayé le trottoir devant ma maison. L’hiver s’éloigne sans bonhomme de neige. Il faudrait que je parle d’avalanches, j’ai envie de parler de saisons, avant d’aborder la violence des éléments ; j’ai envie de jeux innocents. Cet hiver et ce printemps sans neige, je suis pris d’une certaine nostalgie. Depuis, le Covid-19 est passé par là, les jeunes sont restés confinés dans leur pays respectif et je me demande où est passé le blanc…


Pierre Starobinski est créateur de livres et commissaire d'expositions. Il fut directeur de l’Office du tourisme de Leysin de 1989 à 1996 et président de l’Association touristique des Alpes vaudoises de 1993 à 1996.