Si vous pensez tout savoir des arômes de pierre à fusil de grands Chasselas de Lavaux et de leurs accords exquis avec une perche du lac fraîchement pêchée par Serge Guidoux, à Ouchy…, ces quelques lignes peuvent vous intéresser. Le taxi s’arrête à deux pas du gigantesque chantier du stade olympique de Shibuya, qui accueillera les JO de Tokyo en 2020, à côté d’un énigmatique bar noir baptisé le Sang des poètes. Naoyuki Miyayama fait glisser la porte en bois et en papier de Okei Sushi. Un des prestigieux okamase de Shibuya, petite niche secrète, au milieu du quartier grouillant de gratte-ciel et de bureaux luxueux, au cœur de la capitale japonaise. Okamase en japonais veut dire s’en remettre au chef. Et François Simon, critique gastronomique français fou de l’esprit nippon, résume la situation ainsi: «Le chef décide alors d'épouser votre appétit selon que vous soyez d'un physique enveloppé, d'une humeur mélancolique, dans un état amoureux.»
On pourrait penser que dans ce petit bar en bois pouvant accueillir dix personnes, commander une bouteille de «De la Tour Dézaley-Marsens Grand Cru» 2016 des Frères Dubois, à Marsens, pour accompagner une racine de wasabi fraîche est aussi incongru qu’exiger une pizza Margherita. Et pourtant… Le flacon arrive à la température parfaite de moins de dix degrés dans des verres idéaux pour le breuvage, commandés auprès d’Obrist, à Montreux. Naoyuki Miyayama, patron de Club Concierge, un organisateur de voyages d’extrême luxe destinés aux millionnaires japonais, peut continuer son petit manège: «Les frères Dubois ont donné leur vie pour ce cépage à nulle autre pareille. Louis Bovard, à Cully, reste le gardien de la tradition.» La scène semble surréaliste. Naoyuki Miyayama, sa collaboratrice Masako Suzuki et son interprète en anglais Narita Mihoko peuvent éclater de rire de cette belle surprise qu’ils vous réservent. En partant de cette scène inaugurale, aussi lente qu’un mouvement du théâtre traditionnel kabuki, on peut raconter l’histoire du jour.
Auparvant le Champagne
et les Chablis régnaient
En 2012, Naoyuki Miyayama venait en Suisse pour visiter des écoles privées afin de les conseiller à des parents d’étudiants japonais. Et dans un bar de Chexbres, il rencontra le Chasselas. Aujourd’hui il se réjouit de voir un drapeau japonais flotter dans les vignes de Patrick Fonjallaz et de commercialiser son cépage préféré dans 400 restaurants japonais partenaires, dont de nombreux ryokans, l’hôtellerie traditionnelle japonaise. Il contribue à changer les mentalités. Auparavant le Champagne et les vins de Chablis régnaient sur le marché des blancs. Quand il évoque le Chasselas, il entend des vins de haut niveau commercialisés au détail les premières années en moyenne à 70 francs suisse. Et aujourd’hui à 90 francs en moyenne et même 200 francs pour certains grands crus, contre 30 francs en moyenne pour le Chablis. Il importe environ 10 000 flacons de vin vaudois. Il colle sur toutes les bouteilles une contre-étiquette en japonais et n’hésite pas à les livrer dans de somptueuses caisses de bois. Comme un chef d’Okamase, Masako Suzuki vous pose des questions personnelles pour comprendre votre intériorité avant de vous dire que «comme le vignoble du Lavaux, la gastronomie japonaise appartient au patrimoine mondial de l’humanité reconnu par l’Unesco que leur rencontre est donc plus que naturelle.»
Pour Naoyuki Miyayama, deuxième personne au monde après la journaliste zurichoise Chandra Kurth nommée ambassadeur du Chasselas, les Japonais trouvent avec le Chasselas le meilleur alliage, mariage avec leur gastronomie. Et il le décrit ainsi: «Un bon goût en bouche, une minéralité, une élégance, un peu d’acidité au final. Beaucoup plus évident que le Chardonnay.» Cela entre en dialogue parfaitement avec le dashi, un bouillon de kombu et de bonite séchée à la base de leur gastronomie. «Le kombu est une algue qui vient de la mer, le Chasselas ne défie pas le côté iodé, il le rend harmonieux.» Naoyuki Miyayama boit le Chasselas dans de larges verres de dégustation, mais il pense que les traditionnels bols japonais en porcelaine conviennent parfaitement à sa température. Sa collaboratrice Masako Suzuki évoque le sentiment du sommelier Paolo Basso: «Il pense que la combinaison wasabi et Chasselas élève jusqu’aux cieux.» Pour notre part nous découvrons un incroyable sushi à la feuille de cerisier infusé dans du sel marin mêlé à la trame acide toute voluptueuse et maîtrisée du «De la Tour Grand Cru» 2016, des frères Dubois avec un vertige zen.
«Considérer le Chasselas
dans sa noblesse»
Naoyuki Miyayama sourit avant de repartir sur un discours militant. Il encourage les producteurs suisses à conserver l’ADN du Chasselas, à en produire davantage. Pour lui cela reste incompréhensible que seul 30% du terroir suisse propose ce cépage. Et que la majorité des producteurs lui préfère le Pinot Noir: «Avec les vins rouges, vous ne parviendrez jamais à concurrencer la Bourgogne. Alors que vos Chasselas restent uniques.» Il semble sur-
pris par le peu d’établissements suisses qui considèrent le Chasselas dans sa noblesse, comprend encore moins que les classes supérieures de la compagnie Swiss ne proposent pas exclusivement ce vin «qui rend la vie plus belle». Il imite affectueusement le rire de son complice Pierre Keller, ancien président des vins vaudois. On peut entendre désormais autrement les propos de ce dernier: «Naoyuki Miyayama nous ouvre les yeux sur le potentiel de notre vin.» Le Japon continue à nous fasciner dans ces joyeuses contradictions. On peut vous expliquer longtemps qu’on ne sert jamais de dessert dans un bar à sushi, tout en vous servant un délicieuse panna cotta de melon que votre hôte à commandé au jeune sushiman à la dextérité redoutable exprès pour vous.
Naoyuki Miyayama et Masako Suzuki se réjouissent de retrouver la Suisse cet été puisqu’ils viendront spécialement de Tokyo découvrir la Fête des Vignerons, à Vevey. Ils toucheront peut-être eux-aussi à la pureté et à la démesure des sentiments si courants dans la vie quotidienne japonaise qu’ils nous ont offert sur un plateau ce jour-là au Okei sushi.