«Une mer de données dans le tourisme de montagne»: tel était le titre d’une rencontre organisée fin février 2023 par la Commission internationale pour la protection des Alpes (Cipra), dont fait partie la Suisse. Afin de marquer la fin de Specialps 2, projet international de deux ans. Parmi les enjeux prioritaires: mettre la numérisation et l’intelligence artificielle (IA) au service de la protection des zones sensibles dans l’espace alpin. Car on le sait, les Alpes sont de plus en plus sous pression.

Réchauffement climatique, affluence touristique, risques pour la faune et la flore… Cette pression s’accentue aussi sur les destinations, leurs infrastructures et leurs populations résidentes. Tous les pays membres de la Cipra, organisation faîtière qui a initié le traité international de la Convention alpine, sont confrontés à des problèmes similaires. Et ce, depuis la France, l’Allemagne, l’Autriche ou le Liechtenstein jusqu’à la Slovénie et l’Italie.

Mieux gérer les flux
Au siège international de la Cipra, au Liechtenstein, la responsable de projets Magdalena Holzer rappelle: «Les typologies du tourisme alpin, leurs spécificités, ainsi que la vulnérabilité de l'espace naturel alpin aux pics de fréquentation sont présentes partout, de Nice à Maribor, en Slovénie». Le projet Specialps 2 avait ainsi pour principaux objectifs de sensibiliser à la protection de la nature et des paysages des Alpes, mais aussi de développer des mesures de gestion des flux.

Ce projet a été «financé par le Ministère fédéral allemand de l'environnement et piloté par Cipra International en coopération avec le réseau de communes Alliance dans les Alpes, précise Magdalena Holzer, et a soutenu quatre territoires pilotes: le village d’alpinistes de Balme en Italie, les Alpes de Kamnik-Savinja en Slovénie, le parc naturel Tiroler Lech en Autriche et la ville de Bad Reichenhall en Allemagne».

Dans ces quatre lieux très prisés par les touristes, les partenaires du projet ont cherché des solutions appropriées visant à réguler les fréquentations et promouvoir une démarche de planification orientée vers un tourisme durable. La technologie et les relevés de données ont été au cœur des dispositifs.

Des surprises
Magdalena Holzer avoue avoir eu quelques surprises lors de ces quatre expériences récentes conduites entre 2020 et 2022 sous l’égide de Specialps 2, d'abord avec la région pilote italienne de Balme, dans le Piémont (au sud d’Aoste et à la frontière avec le Parc national de la Vanoise et Val d’Isère).

«Il y a là une plaine en zone Natura 2000, qui connaît de grands problèmes, parce que le dimanche, beaucoup de personnes de la région de Turin viennent y pique-niquer et repartent dans la journée. Donc ils n’amènent rien en termes d’économie régionale, sinon leurs déchets. Nous avons réalisé des comptages pour obtenir des chiffres précis sur les arrivées de voitures le dimanche en été. Nos chiffres était très supérieurs, et même assez incroyables – presque 1000 voitures comptées en un seul dimanche de juillet 2022, versus 10 500 pour toute l’année 2021 – par rapport aux données officielles fournies par la région du Piémont, qui se sont avérées inexactes.»

Le projet Specialps 2 a démontré que les chiffres recensés par la municipalité de Balme étaient très inférieurs à la réalité. Chercheur au département de management de l’Université de Turin, Stefano Duglio a depuis comparé les avantages et les inconvénients de différents robots et outils des «smart technologies» qui pourraient servir à l'avenir à améliorer le comptage et l’évaluation des flux.

Identifier les hot spots
«C’est un des enseignements que nous avons retiré de ce projet, explique Magdalena Holzer: il est vraiment important d’avoir des données, d’abord pour mieux objectiviser les discours, qui risquent sinon d’être basés sur des chiffres souvent sous-évalués et manquant d’indicateurs concrets.

Les données aident aussi à résoudre les défis de manière multidisciplinaire. Elles sont aussi utiles pour mieux identifier les hot spots, là où se concentre la majorité des visiteurs, sur quels jours et dans quels créneaux horaires, pour quelle durée… ou pour mesurer la qualité de l’air, de l’eau, de l'expérience des visiteurs, etc.»

En Autriche, le parc naturel Tiroler Lech est lui aussi confronté à l'impact des sports nautiques sur l'écosystème des cours d’eau naturels et en particulier sur la faune et la flore dans le lit de la rivière Lech, surtout au printemps et en période de nidification. Là aussi, il s'agit de développer des mesures de suivi, de sensibilisation et de communication.

En Allemagne, des problèmes d'embouteillages s'aggravent sur les voies de circulation menant à Bad Reichenhall, dans les Alpes bavaroises. En 2020-2022, la pandémie a fait exploser le nombre d’excursionnistes. Il était urgent d'améliorer la gestion de la fréquentation, d'identifier et de privilégier les possibilités de mobilité durable.

Des discussions
De manière générale, «la fréquentation touristique dans les Alpes a fortement augmenté pendant cette période de pandémie du coronavirus, en Suisse aussi. Nombre de personnes sont sorties pour se ressourcer à la montagne, des voitures étaient garées un peu partout le long des chemins parce que les parkings étaient déjà complets… Il fallait trouver des solutions. Or, on les trouve en analysant les données», résume Magdalena Holzer.

Face à l’essor du tourisme de montagne, en hausse vertigineuse depuis sa popularisation dans les années 1960: «Nous avons organisé la semaine alpine à Brigue en septembre 2022 sur la transition dans les Alpes», ajoute Magdalena Holzer.

La nécessité de récolter des données via différents outils connectés revient. Elle représente désormais une priorité, pour réduire les risques d’embouteillages, de pollution, de dégradation des sites naturels, ou la construction d’infrastructures d’industrie touristique non adaptées et non durables.

Et au final, «privilégier une vision à long terme, avec une stratégie en amont, au lieu de tenter de résoudre dans l’urgence des problèmes qui sont déjà là, faute d’avoir été anticipés».


Innovation

Inspirations pour la Suisse

Magdalena Holzer donne en exemple un nouvel outil, Cipra maps, carte interactive qui recense 14 projets locaux réalisés à ce jour tout le long de l’arc alpin, dont deux en Suisse. Parmi eux, le projet «Destination Nature», favorisant une mobilité durable et un tourisme doux dans les parcs des Grisons.

Il est soutenu depuis 2016 par le Réseau des parcs suisses, l'Association transports et environnement (ATE), l'Association grisonne pour la protection des oiseaux ainsi que les Chemins de fer rhétiques et CarPostal. Le tout, en coopération avec des établissements d’hébergement. «Destination Nature» s’inspire d’un concept de projet du même nom, déjà existant depuis 2001 en Allemagne. Le but est de «laisser le moins de traces possibles».

Plateformes numériques pour les passionnés de VTT
A Berne, la nouvelle directrice de Cipra Suisse, Isabella Helmschrott, informe que son organisation «n’a pas encore mené un projet qui se base sur les big data ou l’intelligence artificielle». Elle signale toutefois que dans le cadre du projet «Générateur d’innovations», dirigé par Cipra Suisse en soutien avec le Seco, et conclu tout récemment en janvier 2023, «divers projets touristiques ont été récompensés, notamment ceux qui utilisent déjà des méthodes numériques innovantes. Certains d'entre eux abordent les thèmes de la gestion des visiteurs ou de l'amélioration des prestations».

Parmi les exemples des projets innovants mentionnés par «Générateur d’innovations», l'accent est mis sur les moyens d'améliorer les services de logistique, de déplacements axés mobilité douce et d'hébergements durables pour les visiteurs: transport et suivi de bagages assurés par les CFF ou services de réservation de nuitées dans les Alpes, avec mise en contact facilitée pour une large gamme de prestations de tourisme durable à choix.

Le canton des Grisons en particulier s'engage à cofinancer des projets digitaux et innovants.Parmi les nombreuses réalisations soutenues depuis 2015 figurent des plateformes numériques visant à mettre en réseau et à optimiser les organisations de sorties pour les passionnés de VTT ou à trouver des hébergements de manière personnalisée, via l'analyse et la gestion des offres mais aussi un profilage plus adéquat. 

Gilles Labarthe