Benoît Carcenat se fixe durablement dans notre mémoire, alors qu’on ne venait pas toujours pour lui. On se souvient de son rire dans les chambres froides, à l’arrivée des produits à Crissier, à 9h30 du matin, et de sa complicité avec les autres chefs. De la longueur en bouche de sa gelée de combava à l’école hôtelière de Glion, apprêtée le jour de la venue d’un maître, Alain Ducasse. En le désignant chef de l’année et en présentant son guide à Rougemont, un privilège que Gault Millau n’accordait plus à un établissement romand depuis 2018 et le titre de Franck Giovannini, son patron Urs Heller décrit aussi une soirée entre amis au Valrose où tout à coup il découvre des saveurs maîtrisées et nouvelles. Celui que tout le monde considérait comme le gars sûr sur qui s’appuyer devient un créateur d’ambiances de goût unique en leur genre.
Benoît Carcenat, on se souvient de votre présence à l’Hôtel de Ville de Crissier, on sait que vous avez accompli un tour du monde, puis maintenant vous pouvez laisser éclater votre émotion en étant sacré chef de l’année par GaultMillau, avec 18 points. Tout cela fait la personne que vous êtes aujourd’hui…
Oui, il m’a fallu tous ces moments d’approche, toutes ces façons de défricher le monde. Pour en arriver ici afin d'affirmer notre démarche, depuis une année et 3 mois, avec mon épouse Sabine, directrice de l’hôtel et du restaurant et originaire du Pays-d’Enhaut. On reste un restaurant jeune qui peut et va évoluer.
Comment définiriez-vous votre style?
Il part de la cuisine d’instant apprise à Crissier et s’élargit avec un mélange de nouvelles pratiques comme la fermentation, le séchage, les salaisons. Je commence toujours par réfléchir aux produits de la montagne, les plantes, les racines, les champignons avant de penser à les combiner avec les viandes, les poissons et les légumes des fournisseurs et garde au moins un élément local dans chaque assiette. On change de carte toutes les six semaines.
Vous aimez créer des liens entre tradition et innovation pour souligner l’identité d’une région, comme ici avec le savoir laitier…
Je voulais pouvoir servir trois beurres. Un de vache, un de chèvre et un de brebis avec la connaissance de deux fromagers. Arnaud Guichard, de la fromagerie Fleurette, à Rougemont, n’avait jamais réalisé de beurre de chèvre. On a travaillé de la façon la plus naturelle possible, il s’agissait surtout de régler l’acidité au début trop forte. On arrive aujourd’hui à un produit que je n’ai vu dans aucun restaurant.
Lors de sa présentation, Urs Heller souligne dans ce qui le frappe au Valrose la qualité de ce qui se passe en salle, l’implication du service. Que demandez-vous à votre équipe pour créer ce sentiment?
Je pense que le service doit prolonger le geste des cuisiniers et de toute notre équipe magnifique de 20 personnes pour 60 couverts par jour. Il faut abolir le clivage entre la cuisine et la salle. Le client doit sentir cette unité.
Et comment pouvez-vous y arriver concrètement?
On termine les cuissons en salle. Une langoustine à la vapeur de Chasselas, un rouget que l’on fume sous une cloche sur la table ou un bouillon qui finit de mijoter en salle.
Vous aimez aussi raconter une histoire. Vous n’hésitez pas à proposer un sandre accompagné d’un kimchi particulier…
Oui, on a enterré cette sorte de choucroute coréenne à côté de la voie ferrée devant l’hôtel, comme de tradition en Corée, à cinquante centimètres sous le sol et déterré pour l’événement. On la sert simplement avec un sandre qui sort du four pour mêler la force du kimchi et l’onctuosité du sandre.
Revenons sur vos débuts à l’Hôtel de Ville de Crissier qui reste au sommet des guides Michelin et GaultMillau Suisse. Comment y arrivez-vous?
Par un de mes premiers chefs, au Mandarin Oriental, à Genève, qui connaissait Benoît Violier du concours de Meilleur Ouvrier de France. J’y ai passé des essais pendant dix semaines le samedi matin. J’y suis rentré comme second, puis ai terminé chef adjoint. Cela représente neuf années fabuleuses de ma vie. Au début, je trouvais cela très dur, cela représentait beaucoup de sacrifices, je devais désapprendre pour comprendre une organisation globale. Il s’agit d’une école incroyable: de la rigueur, de l’abnégation, de l’humilité.
Que représentait pour vous le chef Benoît Violier, disparu tragiquement, pendant vos derniers mois de travail?
Un mentor, un grand frère, un ami, un guide. Et quelqu’un que je ne connaissais pas si bien. On a beaucoup perdu. Quand on rencontre ces gars-là, parce que Franck Giovannini reste du même tonneau, tout recommence avec eux. On devient perméable à leurs idées, leur curiosité. La quête de la perfection se vit comme un défi permanent.
Vous aviez annoncé votre départ pour un tour du monde avec votre femme une année avant la mort de Benoît Violier. Comment avez-vous géré cette fin de collaboration…
Je remettais beaucoup en cause mon départ, j’en ai beaucoup parlé avec Franck Giovannini et Brigitte Violier. Je me rappelais de mes débuts, il fallait trouver un remplaçant, Jérémy Desbraux, je voulais être sûr de tout cela et finalement je suis parti en avril comme prévu.
Quel élément concret de Crissier gardez-vous dans votre cuisine?
J’essaie de m’affranchir de cet héritage. Mais je n’abandonnerai jamais la sauce aux champignons de Frédy Girardet. Je la garde, je la trouve trop incroyable. Elle est composée d’échalotes, de porto et de madère.
Que recherchiez-vous à apprendre à travers le monde comme cuisinier?
J’ai très peu cuisiner. Je voulais surtout manger partout, dans la rue, dans des restaurants gastronomiques, couper court aux préjugés. Au Japon, je pouvais déguster des mets huit fois par jour.
Pourquoi le Japon vous marque tellement au niveau culinaire?
Pour le décrire, il faut inventer un mot: la simplexité. Simple et complexe. Savoir s'effacer devant l'essence d’un produit et maîtriser des préparations alambiquées avec une patience infinie.
Qu’est-ce que l’umami?
De la viande sans la viande. Une profondeur, une persistance du goût.
Comment retrouvez-vous le goût du Japon dans votre quotidien?
Un peu de sauce soja, du wasabi frais, de l’oignon vert, un jus de sudachi. Je peux boire cela comme du thé.
Au Pérou, vous prenez une véritable claque dans un restaurant…
Chez Virgilio Martinez, au Central, car il travaille sur un micro écosystème sur 500 mètres et sur des aliments provenant d’une seule altitude. Une contrainte folle. Tous les plats ne me correspondaient pas, je n’ai pas trouvé tout bon et je ne veux pas aller dans ces approches limites. Mais j’admire son audace et il m’a aidé à déranger un peu ma cuisine.
On dérange comment à Rougemont?
En utilisant tous les produits en entier, les os, les peaux, et en présentant des parties de l’animal comme une tête de turbot sur la table.
A titre personnel, que préférez-vous manger?
Des pâtes au jambon.
Il faut nous en dire plus…
Je les commande en Alsace, chez Thirion. Je choisis un très bon jambon blanc, sel, beurre. A la bonne saison, un peu de truffe. C’est mon repas, je me le prépare, chez moi en solitaire.
Meilleur Ouvrier de France
et formateur
Natif du Périgord, en France, Benoît Carcenat travaille chez quelques grands étoilés français comme Thierry Marx, Joël Robuchon et Christian Parra. Il commence sa carrière de chef au Neptune, du Mandarin Oriental, à Genève. Puis il rejoint pendant neuf ans l'exigeante brigade de Crissier où il obtient le surnom de Benoît II et où il rentre comme second et devient rapidement chef adjoint. Il y prépare le concours de Meilleur Ouvrier de France, titre qu'il remporte en 2015. Puis il devient directeur du programme des arts culinaires et de la gastronomie à l'école hôtelière de Glion. En 2021, avec sa femme Sabine, originaire de Château-d'Œx, ils s'installent à l'Hôtel Valrose, à Rougemont. aca