«Un papillon que l'on ne devrait trouver qu'en Méditerranée vient de se poser sur ma terrasse, à 1600 mètres d'altitude», partage avec un brin d'ironie Stéphane Genoud. L'anecdote en dit long sur les préoccupations de ce professeur, non pas de sciences naturelles, mais de management de l'énergie à la HES-SO Valais. Il n'a pas attendu la conjoncture actuelle pour se soucier de transition énergétique et de réchauffement climatique. Il estime la menace de pénurie d'électricité sérieuse pour cet hiver, et les suivants, et en appelle la branche touristique et hôtelière à agir dès maintenant.
Quick Wins: comment réduire sa consommation avant l'hiver
Ventilation. Chauffage. Eclairage. Voici trois domaines où les hôteliers peuvent agir pour réduire rapidement et efficacement leur consommation d'énergie. En collaboration avec des experts et Suisse Energie, HotellerieSuisse a réuni une liste de neuf mesures concrètes autour des principes: arrêter, régler, remplacer. La mise en place devrait prendre deux mois, pour un coût de 5000 fr. au maximum. Le retour sur investissement est estimé à moins d'un an.
Les hôteliers doivent-ils réellement prévoir la réserve de bougies, de lampes de poche et de bois de chauffe pour l'hiver prochain, comme l'a conseillé entre autres le président de l'Elcom, l'organe de surveillance du marché de l'électricité?
Effectivement, le risque de pénurie d'électricité est réel et la menace à prendre très sérieusement en considération. Il est également conseillé de faire des réserves d'eau.
Qu'est-ce qui vous rend si alarmiste?
Tous les signaux sont au rouge: la disponibilité du parc nucléaire français, actuellement réduite à cause de graves problèmes de corrosion, ainsi que le prix de l'électricité française, beaucoup trop élevé, est signe qu'on est loin d'un redémarrage. Les nouvelles sont mauvaises en France et ne sont pas plus rassurantes en Allemagne, qui dépend du gaz russe et du bon vouloir de Poutine. La guerre en Ukraine implique aussi pour l'Allemagne de revoir totalement sa stratégie énergétique. Que la France et l'Allemagne, dont nous dépendons énergétiquement en hiver, aient des problèmes d'approvisionnement en même temps, n'était pas prévisible. Autre paramètre qui jouera un rôle clé: la température cet hiver que nous ne pouvons prédire aujourd'hui.
Qu'est-ce qu'une pénurie signifierait concrètement pour le monde hôtelier?
Si les mesures d'encouragement à économiser l'énergie ne suffisent pas, le Conseil fédéral introduira des quotas. Ce qui semble probable. Ces quotas concerneront toutes les entités consommant plus d'un gigawattheure (GWh), ce qui concerne en gros tous les hôtels. Ceux-ci devront réduire de 30% leur consommation, voire de 40 ou 50%.
Comment un hôtelier peut-il réduire de 30% sa consommation? Des actions telles que passer aux LED ou baisser le chauffage sont-elles suffisantes?
Les mesures rapides présentent un potentiel restreint. Souvent, les hôteliers ont déjà entrepris ce type d'actions pour réduire à moindre coût leur consommation d'énergie. J'ai réalisé beaucoup d'expertises hôtelières. Nous parvenions à réduire la consommation de 20% avec des efforts soutenus. Alors 30%, c'est vraiment beaucoup! D'autant plus si cette pénurie intervient en février, en pleine haute saison pour l'hôtellerie de montagne. La seule solution consiste à couper dans les prestations: arrêter les jacuzzis, la cuisine chaude, fermer la piscine et le spa, baisser la température de certaines pièces, voire arrêter totalement le chauffage, comme celui du local à skis, ou condamner un étage entier.
Un séjour à l'hôtel dans des chambres peu chauffées, avec des prestations réduites au minimum: pas très alléchant pour les clients et dramatique pour les hôteliers...
Oui, cela risque d'être dramatique. Car à l'hôtel, on aime être cocooné. Qui dit plus de courant, dit plus de lumière, plus d'eau chaude, plus de plats chauds. D'où la nécessité de se préparer. Si la Suisse ne joue pas le jeu lorsqu'on lui demande d'appliquer les quotas, le Conseil fédéral passera à la troisième étape.
Celle qui consisterait à organiser des coupures ponctuelles d'électricité...
Exactement, des pénuries organisées où l'on coupe le réseau par tranche de 4 ou 8 heures, à Sion puis à Genève, par exemple. Il sera important de fournir un effort de réduction durant les heures critiques, soit entre 11h-13h et 17h-20h.
Assez pour paralyser un hôtel...
La pénurie présente l'avantage d'être organisée, donc annoncée. Ma crainte en termes de business est de savoir si cela constitue une raison suffisante pour renoncer à son séjour. Il faut donc donner envie aux clients de venir, les rassurer. L'hôtelier peut informer qu'il a pris ses dispositions pour les accueillir. Leur dire qu'il aura de quoi les nourrir, les éclairer, les tenir au chaud, qu'il a prévu des jerricanes d'eau dans les chambres et des activités alternatives sympathiques. Cela dit, la pénurie planifiée est toujours mieux qu'un black-out, qui signifie que le réseau lâche sans prévenir. Et là c'est dramatique.
En quoi le black-out est-il encore pire?
Si le réseau lâche, ce ne sera certainement pas un réseau suisse. Toute l'Europe serait plongée dans le noir. En cas de coupure non prévue, il faut deux à trois fois plus d'énergie et de puissance pour remettre le réseau en route. On peut alors imaginer plusieurs jours sans électricité. Ce qui poserait de vrais problèmes pour les hôteliers, à l'image des chambres froides. Sans électricité un hôtelier ne peut rien faire. Son chiffre d'affaires est nul, voire en recul s'il doit jeter de la nourriture par exemple.
Vous dépeignez le scénario catastrophe. Quelle est la probabilité qu'un black-out se produise?
Je ne suis pas Madame Soleil mais je pense que les annonces des conseillers fédéraux Simonetta Sommaruga et Guy Parmelin doivent être prises au sérieux. J'estime qu'un black-out est probable à plus de 50%. Mais là n'est pas la question. Le problème, c'est de ne pas avoir de parachute de secours lorsque cela arrive. Il faut se préparer.
Parcours: ingénieur, professeur et agriculteur
Stéphane Genoud est professeur à la HES-SO Valais en management de l’énergie et responsable de cette discipline au sein de l’Institut Entrepreneuriat & Management. Il a accompagné beaucoup d'hôtels alpins dans leurs démarches de rénovation énergétique ainsi que des communes dans la transition énergétique. Il s'est d'abord formé comme électricien avant de devenir ingénieur HES et de rejoindre la voie académique. L'économiste a aussi obtenu des masters en finance et en énergie. Il a consacré sa thèse de doctorat à l’analyse des modes de production de l’électricité, d’un point de vue du développement durable. Il est également agriculteur et exploite le Bar E Vox à Zinal avec sa sœur.
Comment peuvent se préparer les hôteliers pour affronter les pires scénarios que vous décrivez?
Dès la saison d'été terminée, j'invite les hôteliers à prendre rendez-vous avec leur électricien. Et à se poser des questions telles que: Si je dois réduire ma consommation, quels fusibles dois-je couper? En cas de coupure de courant, est-ce que je peux encore répondre au téléphone? Est-ce que mon système de réservation fonctionne encore? Si j'arrête l'ascenseur, suis-je sûr que personne ne s'y trouve? S'il n'y a plus d'éclairage au garage, la sécurité est-elle garantie? Il est important de maîtriser le désenclenchement. La stratégie aujourd'hui consiste à se préparer au pire. Et tant mieux si cela n'arrive pas.
Admettons qu'il n'y ait plus d'électricité. Quels conseils donnez-vous aux hôteliers?
Faire le tour du bâtiment en permanence, sentir qu'il n'y a pas d'odeurs ou de bruits suspects, rassurer les éventuels clients, allumer des bougies. Pareil au redémarrage, vérifier par exemple que les robinets ne sont pas restés ouverts par inadvertance.
Nous avons évoqué des mesures d'urgence. Quelle est la marge d'action des hôteliers sur le long terme?
Après l'hiver, je leur recommande d'installer des panneaux solaires photovoltaïques avec une petite batterie. On ne négocie pas avec le soleil, c'est l'avantage! Si le problème de pénurie revient les hivers prochains, cela permet d'assurer un minimum de services à la clientèle. Une manière aussi de contribuer à augmenter la production d'électricité dont on a désespérément besoin l'hiver en Suisse. Un hôtel augmente sa résilience s'il parvient à se détacher en partie du réseau. Il en va aussi de la survie de l'exploitation.